lundi, juin 29, 2009

Bombs over a blue shelter

J’ai eu envie de t’écrire une longue lettre pathétique. Ce sera la seule. Parce que les motifs de le faire ne sont pas illimités, parce que tes raisons de la lire, elles, le seront, et ton envie de lire ira décroissant. La lecture ira s’accélérant, et tu perdras l’essence du propos. Tu chercheras la signification profonde trop profondément, et capteras les évidences trop superficiellement. C’est normal. J’ai déjà écrit avant, mais surtout j’ai déjà lu, suffisamment de ces écurages de vieilles veines. Pour savoir.
Pour savoir que les grands ménages font toujours ressurgir la vieille poussière, qu’il ne vaut rien mieux récurer que pour trouver plus crasse qu’on ne savait exister, et j’ai en horreur l’humiliation de l’habitation/la maison/chez soi/dedans/son intérieur malpropre. Alors on n’invite qu’une seule fois les gens et on les invite à garder leurs chaussures par surcroit. Qu’ils souillent à leur aise et à leur convenance, eux ne reviendront pas en ces lieux. N’est-ce pas s’éviter le risque qu’ils perçoivent une fois prochaine. Cette boue qu’ils avaient laissée là, malencontreusement. Près du pot à parapluies. Là où toi moi d’autres qu’importe oublions toujours de nettoyer. Alors la prochaine fois, tu ne verras que le paillasson. Cette lettre est unique.
Pourquoi seulement est-elle?
Va savoir ce qui se tramait chez les ancestraux, toi. S’il « bâtit des villes », l’homme n’avait – naïve jeunesse! – pas dans l’esprit que de faire la guerre. Ni, je crois, ni que d’y pallier; nous savons ce qu’il en est de sa sociabilité, celle-là qu’il invente et désinvente à chaque étrange qui sonne la cloche au portillon de la cité.
La maison, la cité, l’Abitation de Jacques, ce sont tous les mêmes intérieurs, tous les mêmes espaces privés où l’on entre sans se déchausser. Le contact de la plante du pied aux sols prochains peut être immonde. Gardons une petite gêne.
Pourtant, dis-moi, quand saurions-nous prévenir de nous immiscer dans ces villas, ces taudis, quand tolérerions-nous de ne pas nous vouloir hôte des grands voyageurs? Tu as parcouru plus de Terre que moi; les portes ouvertes ne sont-elles pas plus fréquentes que les portes fermées? Qui, et pour quelles raisons, t’aurait refusé l’hospitalité à Reykjavík ou à Xian Shan? Même les grandes barricades ont eu des portes ornementées, où se tenait un huissier, une sœur portière, disposés dans l’attente de visiteurs. L’huis clos est une vue de l’esprit existentialiste, rarement une vérité.
La vérité, ce serait sans doute plutôt que nous disposons des portes pour qu’elles soient franchies, que nous érigeons des murs pour qu’ils soient mitoyens, que nous perçons des fenêtres pour qu’elles aient vis-à-vis et pour limiter les jours de souffrance.
Tu peux croire en cette lettre comme un indice de grégarité, une porte entrouverte sur un abri de fortune. C’est une jolie bâche bleue piquée aux quatre coins sur des poutres hasardeuses, exposant tout aux grands vents comme à la brise doucereuse de juin, et la pluie ruisselle aujourd’hui le long des câbles d’arrimage. Difficile de décider ce qu’est la porte, ce que sont les ouvertures, pourtant j’ai balayé la terre battue…
Je ne connais pas ta demeure. Toutefois j’ai rencontré au hasard des balcons un architecte de ton trouble. Nos pénates présentent ces jours-ci quelque similarité. Rien n’est plus commun, pourras-tu dire, qu’un toit qui coule. Suffirait d’enserrer la scène dans des manteaux d’Arlequin, que rien n’y paraisse.
* * *
Je t’entends d’ici, et je projette le regard. « Câline, y’est ben intense, lui! » Je souris de cela. Je choisis le camp du divertissement, là où les funambules ne font que filer sans jamais proposer de tension au public. De tendue, n’y a que la longue corde sous leurs pieds, qui les mènera d’une tourelle à une autre, d’un coin du chapiteau, à un autre, parce que c’est ainsi que le spectacle est orchestré. Ce sont les Shriners sans lions, Eloize sans Finzi Pasca, du Soleil sans génie, sans eau et sans SSI.
Donc je souris du regard que je t’imagine. Il faut savoir ranger les Polichinelle et autres virulents Guignol, ne pas toujours doubler l’ironie du hasard de l’ire honnie des hommes. Moi qui rêvais d’être Lélio, le beau niais amoureux, subtilement drôle et délicatement colérique ; s’il faut encore que je me rebiffe de ne l’être pas, n’insistons pas sur le fait qu’il a l’Isabella pour amoureuse.
Cette tradition, c’est d’une amertume sans borne, de quoi se lancer en bas des planches, pourfendre les rieurs agglutinés, les pourfendre collectivement aussi bien qu’individuellement. Parce qu’on les honnit qu’on les exècre qu’ils nous font la vie dure, et qu’il y a des écrans partout, pour nous relancer au visage l’image du rire, en surimpression sur les rushs pour vrai, sincères, honnêtes, mieux joués, des acteurs de soutien. Les reportages montrent toujours les rieurs plus longtemps que les marionnettes. On préfère la réaction à l’action.
Heureusement les ficelles, la croix, les marionnettistes ou le directeur qui nous soumettent. Heureusement le rideau, et tout ce code avec les parisiennes et le cyclorama. De quoi encadrer l’action.
Heureusement, en toute chose, les limites, celles qu’on sait franchir, celles qu’on ne peut. Il y a des lointains qu’on ne sait pouvoir outrepasser, et l’on sait enfreindre quelque foi le cas échéant. Il faut savoir quand l’action devient plus immense qu’elle-même.
* * *
Je me suis entendu hors-champ ces derniers jours. Et des échos de toi. Ta voix contre les murs des autres, parce que je suis à horizon ouvert, sous la bâche. Retentissements de petites maladies mentales qui happent la théière, la font vibrer, et les ronds dans l’eau. Ciel et nuages qui y flottent, vent froid, vent chaud. Les voisins de couverture mexicaine qui papotent Star Ac’ sur le bord de l’étang factice.
Ha! Voilà : on s’en fiche. S’en fout. C’est de l’halluciné. Relève du halo de lumière que provoque un projecteur à contre-jour. Aveuglés, nous voyons bien ce que nous voulons. Ou rien, et c’est du pareil au même.
Ça n’empêche pas de cligner des yeux, de plisser le front, de détourner le regard, d’être surpris, pincé, d’être sensible au cinérama de l’esprit. Tout bouge, tout le temps, trop vite ou trop peu. Que les larmes pour se mouvoir hors du temps, parce qu’elles creusent des sillons, sur lesquels on bâtit des ponts. Parfois.
Attends! je ne suis aucun apôtre de la fraternité dans la déception. Je te dis fantoches et chapiteaux, comme on demande « ça va? » une première fois. C’est purement phatique. Pour ça que je demande toujours deux fois. Savoir les murs des autres, savoir naviguer entre et au travers d’eux.
N’est pas faux de dire que je suis sans cloisons, sans murs. Malgré ce que tu crois, malgré ce que tout le monde croit. Mais le périmètre de la toile bleue est un no trespassing border. Au-delà, ce serait le no man’s land. Mais combien de plans d’architecture as-tu vu entièrement respectés? Et les plans d’urbanisme, à la guerre?
Quand les lieux connus explosent, qu’on tire à bout portant sur les installations bringuebalantes temporaires que nous avons nous-mêmes érigées, parce qu’elles ne conviennent plus, qu’elles sont occupées par la mauvaise personne.
Les populations envahies se dérobent, se désistent, disparaissent. Ce n’est pas exactement capituler. Aucune arme n’est posée au sol sous un linceul récupéré pour en faire un drapeau, blanc. Ceux-là sont toujours des drapeaux entachés, de toute manière. Non, c’est plutôt s’éloigner, occuper un autre quartier de la ville, dont les fenêtres ne sont pas toutes éclatées encore, où il reste des édifices, où le béton n’est pas tout fissuré, où les linteaux indiquent encore qu’il y a peu prenait vie le quotidien de citoyens ordinaires.
Et de là, lancer des grenades. Sauter les camps de fortune précédents. Dérober à cette famille leur mère. À ce régiment leur régent. Maraudeur de bas niveau qui lutte pour survivre.
Il n’y a pas de plan qui vaille dans ces circonstances, bien qu’on essaie.
Il suffisait de voir qu’on avait prévu un no man’s land. Que le camp de fortune était peut-être un slum à lui seul. À moi seul. Me suis poussé, lorsqu’on a voulu m’y joindre.
* * *
As-tu vu ma nouvelle demeure, Florence? Toute de pierres à l’extérieur. C’est grand, c’est beau. Y’a pas l’électricité, mais on fait avec. Je sais, je sais, la guerre n’est pas terminée. Je vais attendre avant de changer les carreaux brisés, devant.
Tu as vu, sur le linteau? C’était une bibliothèque, avant. J’ai mis beaucoup de livres dans le hall du rez-de-chaussée. Je voulais disposer d’un peu plus d’espace… habitable, disons. Mais en haut, je n’ai touché à rien. Les rayons sont là. Le soir, je lis Marguerite. Son mari a eu beau être un con, elle, je l’aime bien. Ou des trucs plus récents. Ça ne fait vraisemblablement pas si longtemps que les bibliothécaires se sont poussés. Quand même, ils sont partis avant que je n’arrive. C’est-à-dire que… enfin… J’étais là, mais ils ne savaient pas véritablement.
Je sais, ce n’est pas exactement chez moi. Pas exactement accueillant non plus. Mais ça nous change de la bâche bleue. Un peu de brise qui filtre, mais c’est quand même moins exposé. Je l’ai gardée, tu sais. La bâche. Elle est pliée dans la petite voûte, derrière. On ne se sépare pas si facilement des artéfacts de la guerre.
Je ne sais pas si ça finira un jour. Quand c’est trop lourd, j’essaie de me remémorer le cirque. Avec un peu d’imagination, les bombes rappellent le gong et la pyrotechnie.
Tu veux un thé?

lundi, juin 15, 2009

Les étoiles s'alignent peu souvent, quoi qu'on en dira. Le temps fait-il bien les choses, qu'il les défera aussitôt et qu'il faudra encore accepter qu'il en soit ainsi (amen) bien que cela fut souffrant. Qu'y a-t-il à faire de la douleur et de l'exécration? Qu'y a-t-il encore à faire de l'adversité, de la fraternité ternie ou de l'amour désolé?

Le temps fait les choses, à ce que l'on dit, et Florence n'y sera jamais pour rien. Elle parcourt la vie aujourd'hui, comme je parcours les rues à faire la bise à des inconnus, et regretterai de n'avoir pas, sur mes joues, la trace féconde de ses lèvres ou de sa joue, car Florence est libre, d'une liberté légère et délicate, d'une assurance, pourtant, forte et de conséquence.

Comme j'aimerais avoir maintenant le courage de la côtoyer, la force douce, et la tranquille conscience de dérober au désespoir un seul regard empreint du désir le plus subtil qui soit, de la seule envie que nous partagions....

... une vulgaire poutine avec ou sans sauce.

mardi, juin 09, 2009

Florence et la neige? Mnémonique, premier essai.

trois ans de désertion. trois années de rumeurs. tergiversations infécondes. ce soir, cette nuit, maintenant. je me retrouve. j'emmerde à nouveau l'amour. j'aime encore la douleur. il y a encore à dire. il y a encore à apprendre à dire. il y a trop à vivre comme hier. seulement il y a presque trop vécu déjà. cinq ans depuis le départ. quatre année faite depuis l'autre départ. le poids du temps. je n'aime toujours pas les vieilles personnes tristes. je sais maintenant pourquoi. Cela suffit à faire de moi une vieille personne triste. n'eut été de cette connaissance, je serais encore un adolescent, peut-être. sans doute. on ne se sait jamais vraiment.

Il y a trois ans, j'écoutais la même musique que j'écoute à l'instant. Le hasard l'a peut-être voulu, ou c'est peut-être moi qui l'ai souhaité, voire organisé. on ne se sait jamais précisément. De même, cet air populaire qui me file au creux du conduit auditif : je doute que je l'entende différemment d'il y a trois quatre cinq ans. Toutes ces années.

Je revois pourtant le soleil du petit matin, chaud. Le mois de septembre. Dans la cuisine flottent des nuées d'une chaleur de hangover, alors que j'étais pourtant à jeun jusque là. il est à peine sept heures quinze ou quelque chose de similaire. les fenêtres coulissantes sont ouvertes. À cette époque, Florence et moi n'avons peint des rayures -- différents ton de turquoise-opale-bleu-vert -- que sur un mur. Ma nouvelle cafetière est programmable. Je peux préparer le café le soir, et il me la coule douce au matin. Je bois toujours le précieux liquide chaud dans les tasses multicolores que m'a données grand-maman. Je dis multicolores, mais elles sont loin d'une séquence arc-en-ciel. Rouge, bleu, brun, orange, vert, et une autre teinte de bleu. Quelque chose comme ça. J'ai les assiettes assorties.

Dans le matin de soleil orangé, même si les matins sont salement engourdis, j'adore m'installer à la table de la cuisine, que j'ai bricolée moi-même, et regarder la vie commencer d'exister derrière les stores en bambou roulés. J'éprouve étrangement moins de plaisir aujourd'hui à voir le monde commencer de s'éveiller. Peut-être c'est un peu plus d'indifférence. Peut-être c'est la trace du temps.

Comme quand, quelques mois plus tard, ça ne me faisait plus rien. Tout ça. La vie. La politique. La communication. Ce sur quoi j'avais misé jusque là, et qui me permettait de croire à la vie. Un jour, ça n'a plus voulu rien dire. J'avais commencé à mettre davantage de rayures sur les murs de la cuisine. Florence avait même eu peur de mon sale caractère, un jour où j'enduisais les longs corridors verticaux formés de ruban-cache de peinture vert-bleu-opale-turquoise-grisâtre. J'avais commencé d'être élimé. Rongé par le temps. Par ma propre petite vie de merde.

Souvenir d'un début de soirée. les lampes sont allumées devant les stores de bambou roulés. On avait mis deux petites lampes qui provenaient de chez IKEA. une devant chacune des fenêtres. Ça donnait du style. L'éclairage était au tungstène, très très doux. Derrière, la neige tombait. La chaleur fuyait la cuisine par les fenêtres grand ouvertes. Et elle était immédiatement remplacée par une chaleur toute neuve que produisaient les radiateurs fous de notre grand appartement, à Florence et à moi.

Nous y habitions en colocataires, même si on couchait fréquemment ensemble. Je faisais semblant de ne pas l'aimer alors que j'en étais follement amoureux. Follement, c'est le mot : elle me rendait complètement fou. Elle s'agrippait à vous comme un lierre à une roche. Ou pire encore. Elle voulait qu'on l'aime. Trop. Et j'étais jeune. Et j'étais niais. Et j'avais peur. Mais ce dernier point n'a pas changé.

J'aimais faire l'amour avec elle. Florence dégageait une énergie similaire à celle des radiateurs. Constamment régénérée. Il fallait décidément ouvrir les fenêtres. Celles de sa chambre étaient entrouvertes. Les miennes, au maximum. Faut y voir un extrémisme de ma part. Ou reconnaître qu'elle était frileuse. À bien des égards, d'ailleurs.

Le lendemain d'un de nos ébats, qui avaient tous en commun de n'en plus finir, bien qu'ils fussent somme toutes un peu rares, je fixais les lampes IKEA devant les stores en bambou roulés, signés IKEA également. la neige, dehors. De gros flocons tombaient entre nos fenêtres et les réverbères qui projetaient une lumière plus orangée que le soleil encore. Étrangement, je ne sais plus si de la musique jouait. Il y avait souvent de la musique, dans notre appartement. Souvent une musique douce, et chaleureuse. Conjuguée à la chaleur également douce des pièces, aux couleurs suaves des murs, pour autant que des couleurs puissent être suaves, à la richesse des meubles antiques, à notre envie commune de tout prendre de la vie, nos musiques contribuaient à nous donner l'impression d'être deux merveilleux bourgeois installés là pour une vie de délices, dans un décor à la juste hauteur de nos espoirs tout jeunes.

C'est depuis ce soir, précisément, je crois, que je ne peux plus voir tomber de gros flocons au crépuscule, sans un pincement dans l'abdomen. sans un vide qui se forme en moi, sous la peau, la cage thoracique, le peu de muscles qui s'entremêlent à tout cela et sans doute quelques litres de sang... et je me demande chaque fois quel organe parmi cet enchevêtrement de fibres humaines se serre quand je vois des putains de flocons de neige.

Florence n'est pas rentrée, ce soir là. Nous avions baisé comme des dieux, la veille. Ou peut-être je n'en avais que rêvé. À cette époque là, je savais encore avoir chaud. C'est quand même amusant, parce qu'on dirait que j'ai oublié comment faire, maintenant. Aujourd'hui, il faut un peu de whisky. Ou de ce qu'il y a comme spécial au Verre du coin. Il fait toujours froid à notre époque. C'est ce que devait nous apporter le vingt-et-unième siècle, mais nous n'en avions pas encore véritablement pris conscience. Ou peut-être encore est-ce parce que les corps et les radiateurs s'épuisent à force de produire de la chaleur. Quoi qu'il en soit...

J'avais longuement observé la scène de l'autre bout de notre petite cuisine. Je veux dire, la fenêtre, la neige, et la lumière qui s'y mêlait. Il y a de ces moments où l'on se sent exister, en même temps que le monde s'écroule sans qu'on ne le sache précisément. Mais on s'en doute. Il n'y a pas besoin de voir la neige s'accumuler au sol pour savoir que la rue Linton se drape d'une couverture orangée de lumière et de neige. Il n'y a pas besoin de voir le vit entrer dans Florence pour pressentir que l'amour tire à sa fin. Il est indifférent de savoir que Jérôme ou Maxime ou Nicolas s'enfonce dans mon amour pour rester là à regarder une pièce en sachant que quelque chose en moi se rompt, en elle, se rompt.

J'avais mis mon vieux manteau noir, celui avec les poches surpiquées, et très usées. je n'avais pas de baladeur, à l'époque; la musique était réservée à la chaleur de notre logis. Du moins, c'est ce que je croyais. J’avais enfilé cette espèce de redingote bizarre et j’étais sorti parmi les flocons virevoltant. Sous le prétexte de me rendre au supermarché, j’imagine. J’ai souvenir d’avoir pris tous les détours imaginables pour ne pas rentrer. Sachets de plastique aux mains gercées par le froid, le vent, la neige qui fondait sur mes doigts qui se meurtrissaient. J’ai la peau sensible et mes jointures craquent au froid. Littéralement. Les petits sillons qui se forment entre les pores de peau sont toujours croûtés de sang sur la surface extérieure de mes mains. Apparemment, il faudrait que je voie un dermatologue pour ça. C’est ce qu’on me dit.

Lorsque j’étais rentré, transi, gercé, engourdi par le froid du soir, mouillé par la neige qui m’avait fondu dessus, Florence écoutait Sinatra. Strangers in the night. Assise au salon. Un cœur de poire sur le verre de la table du salon. Elle avait la sale habitude de laisser traîner des cœurs de fruits partout. Et ça laissait des cernes, ça collait. L’hiver, les radiateurs et leurs radiations s’occupaient de sécher tout ça. L’été, quand c’était le moindrement humide, ça puait la putréfaction.

Il devait bien être vingt-trois heures. Le voisin du dessous n’allait pas tarder à monter en titubant pour nous dire de baisser la musique, après avoir administré à son plafond de grands coups de balai. Il était très friand de cette petite routine que nous avions, lui et nous. Je crois que ça l’occupait bien, au fond, de venir nous dire qu’il essayait de dormir, lui dont le téléviseur projetait toujours sur les toiles des fenêtres sa lumière bleuâtre jusqu’aux petites heures du matin, et que nous entendions ronfler jusqu’à midi tous les jours. Ça devait le réconforter d’avoir quelqu’un à engueuler à sa convenance.

J’ai appuyé sur le bouton d’arrêt de la platine. Florence m’a dit d’un ton empreint d’une fierté calme, d’une satisfaction pleine, qu’elle était heureuse. « Je suis heureuse, elle m’a dit, j’ai fait quelque chose aujourd’hui que je voulais faire depuis longtemps ». Elle avait, d’aussi loin que je la connaissais, toujours eu cette propension à formuler des phrases d’un construit impeccable, et à les prononcer d’une manière tout aussi impeccable, en n’omettant aucune syllabe. Elle était assez formidable. Entre autre parce qu’elle intercalait souvent entre les noms et les subordonnées relatives plein d’adverbes, voire de verbes. C’est d’elle qui le faisait à répétition que j’ai moi-même pris cette tournure.

Je me devais forcément être heureux pour elle, car c’était une loi tacite entre nous que nous devions être heureux l’un pour l’autre. Elle m’aurait blâmé du contraire, et je lui pardonnais cette façon d’être qui peut parfois devenir irritante, je ne le nie pas. Plus maintenant. « Je suis heureuse, Jean-Philippe, parce que j’ai connu quelque chose de nouveau. »

Un plus un, fait deux. Je l’ai regardée, désemparé. J’aurais aimé lui hurler au visage qu’elle n’avait pas le droit. Que j’étais là pour elle. J’étais fixé sur place, debout au centre du salon. Mes yeux étaient rivés sur son épaule gauche, qu’elle avait la manie de relever presque à la hauteur de son oreille. En fait, elle était toujours assise dans de drôles de positions, qui permettaient ce genre de posture relativement étrange. Je n’ai rien répondu. Elle a continué, mais je ne sais plus ce qu’elle a dit. Je ne sais plus si, à ce moment, je l’écoutais encore. J’ai remarqué une tache sur le bras gauche du divan, juste sous son bras à elle. Puis j’ai fixé le vide, ou quelque chose qui se situait à proximité de l’immense vide qu’elle avait créé remarquablement vite entre nous.

Florence n’était plus à moi, si peu l’eut-elle été jusque là. Elle n’avait connu, avant moi, aucun homme. Des garçons, certes. De ceux qui embrassent en enfonçant la langue et en la tournant dans la bouche des filles, davantage pour cause d’une foi infinie en ce que disaient les magazines pour ados que par réel plaisir. De ceux qui encore empoignent un sein naissant avec la vigueur d’un bambin qui enfonce une main dans son gâteau d’anniversaire, en croyant faire naître de leur geste le désir de la femme en devenir qu’ils triturent ainsi. De ceux-là, elle en avait bien connu trois ou quatre. (Et je passe outre ses expériences plus signifiantes qui n’avaient pas tout à fait été réalisées avec des mâles…) Mais d’hommes, jamais. Je ne me compte pas dans l’équation, ici, car malgré tout l’amour que nous nous étions porté jusque là, et en dépit de mes rêves érotiques éveillés, et des siens, et malgré même que j’aie pu moi-même maladroitement enfoncer ma main dans le gâteau d’anniversaire, sous le couvert de mon inattention ou le prétexte de vouloir attraper une étoile d’anis qui volait du mortier, notre relation était assez platonique. Jamais rien entre nous n’avait été explicitement sexuel, pas même un baiser. Nous avions, par pudeur peut-être, préféré nous en tenir à la frontière des états. Faire l'amour, baiser, ça voulait dire autre chose, pour nous. Je ne sais pas exactement quoi. Peut-être ne sait-on jamais.

Cela ne m’empêchait pas de considérer comme une haute trahison le nouvel état du monde, tel qu’elle l’avait redéfini ce soir là, tandis que je regardais le ciel de la rue Linton décharger son balcon des flocons de neige qui l’engorgeaient.

Je me suis assis près d’elle. Contre elle. Je me suis dit qu’il faudrait housser le divan blanc, maintenant qu’il était taché sur le bras gauche. J’ai, pour la première fois de ma vie, posé ma main sur sa cuisse, trop haut sur sa cuisse. Elle m’a regardé, m’a souri délicatement, ses yeux reflétant la lumière de la lampe en forme de bouquet de fleur posé sur une table à l’autre bout de la pièce – ou cette lumière émanait-elle de son propre corps ? – et m’a souhaité une belle nuit. Elle s’est levée, puis s’est dirigée vers sa chambre.

Avec le recul, je sais aujourd’hui que c’est seulement ce soir-là que se justifiait réellement la folle dépense que représentait la location d’un quatre pièces. Nous avions dormi dans le même lit la majorité du temps. Elle avait l’habitude, que j’ai même parfois jugée fâcheuse, de venir se vautrer dans mon lit au moment où je cherchais le sommeil, presque tous les soirs. Or, était-ce cette neige de novembre ? il me paraissait maintenant légitime qu’elle ait son espace et moi le mien. Légitime et impératif.

Elle a dû s’endormir en douceur. Quant à moi, j’ai pleuré et convulsionné, jusqu’aux petites heures. Ce ne furent pourtant pas des larmes frivoles, de celles qui coulent comme les rapides d’une rivière à la crue du printemps, ni de celles qu’on arrache une à une lorsque la douleur est pressante, mais réfrénée. Mes larmes étaient lourdes, et coulaient une à une, lentement. Elles laissaient sur ma peau une trace chaude, comme lorsque l’on glisse la lame d’un couteau sur le revers de la main, comme lorsque la première goutte de sang s’extrait du sillon ainsi formé.

Puis mon corps semblait être pris d’un venin inconnu, et s’agitait en spasmes lents, frissons électriques et brûlants. La désorganisation de mes membres agités doucement n’avait d’égal que l’écroulement trop lent de mon univers. Le repli des étoiles se compte en million d’années. J’étais alourdi par ma colère. La tristesse seule aurait éclaté, se serait fracassée sur les murs dans un grand bruit de verre brisé, puis je me serais assoupi. Mêlée à la colère, cette tristesse devenait presque langoureuse. J’ai su immédiatement que je connaîtrais peu de ces douleurs dans ma vie. Ce serait désormais une expérience passée, signe que l’on vieillit. Signe que l’inconnu diminuait tout au long de la vie, au profit du connu, et que tout ce que je vivrais désormais n’aurait rien de commun avec cela.

Prémisses disgracieuses

la nostalgie est un poignard, vous fend de bas en haut, sur le rythme d'une vieille
chanson brûlée. morte. décapée. comme les portes de la jeunesse, avant le vermeil
qu'on y étendit, plus pâle que le sang, pour faire plus vrai, pour vivre en éveil
et se faire invitant, pour les années, les ennemis, et les coups de poignard en veille.

la chair cède doucement sous le fer acéré
tissus discontinus et fibres rompues
regard hagard et vestiges fustigés
un réseau d'élastiques tendus
tranché retranché à chaque avancée
le froid du fer refroidi par la fièvre
et l'absolu et l'adhésion du fiel
au couteau sans trêve ni trépas
que d'abjectes infractions insinuées
dans le thorax du lendemain qui n'est pas
de ses douces mains de verre embué
sous la loupe de glace que tend l'horloger
le vermillon liquide se récolte à l'augée.


complet tendu étendu ouvert disposé réceptacle hôte auberge accueillant
Le matin resplendira la peau des endeuillés les restes seront gommés,
non sequitur.