dimanche, mai 08, 2011

Les chemins de guerre battue

On la savait fragile, cassante, mais on ne l’avait pas crue de verre ; on ne l’avait pas soupçonnée de fin verre friable, verre-de-grisée. Fallait la voir de douce brise onduler, de douceur obtempérer, de volonté acariâtre adopter le leurre méprisé de l’amour inventé débilement supprimé. Fallait la voir, mais elle pourtant qui n’était pas transparente, on y voyait au travers.

Découvrant un corps, recouvrant ces territoires ancestraux qu’elle réserve, ces terres de chasse traditionnelle abandonnées, dont elle ignore jusqu’aux plus simples lois. Ma toute réserve que je n’habiterai jamais, tu pleurais de désespoir. Ce n’était pas le chagrin de la solitude qui te secouait ; on n’a jamais vu de nomade si enracinée.

Troublée par l’invention d’un désir que jamais chez elle on n’avait suscité.

La pauvre d’un regard de fauve effarouchée, la douleur effrontée, de regretter son assentiment d’une langue irritée qui ne répond plus d’elle-même! Menée par une foi qui n’est pas le costume. Cherchant à s’enlever la vie des délicatesses incongrues, travaillant à s’estomper du monde pour percevoir la honte, cherchant pour me rappeler à elle les subterfuges, et troquer son cou contre mes lèvres, ses peaux contre un miroir.

Loin la piété chaste, loin le déshonneur frugal une première fois ; un sentier parcouru, l’habitude des raccourcis, routes barrées par des milices qu’on ignorait. Barricades insoupçonnées sur des chemins de guerre battue.

Ne sais-tu pas que devant toi je suis imberbe?

La tête dans le sable

Le voyant réapparaître au milieu d’une allée funèbre, je pris conscience qu’il avait, plusieurs minutes auparavant, déserté la scène de la mise en terre. On avait inhumé le corps dans un des meilleurs sols de la région, d’une terre noire de jais, riche, irriguée par la nappe phréatique dont on dit qu’elle est ici pure comme l’eau qui jaillit de la source à Saint-Jacques. On avait semé la défunte parmi d’autres cadavres dans ce terreau fertile comme habités de l’espoir qu’elle renaisse au printemps, bourgeonnante, promesse d’une vie à être reprise à chaque révolution.

Échappant à la foi douloureuse et mensongère de cette famille dont l’émoi en ce moment ne le concernait pas, ou si peu, par alliance seulement, il l’avait quittée momentanément pour aller errer plus loin au cœur du cimetière, là où il appartenait. Parmi les siens, tous les siens désormais sous terre, à quelques pâtés de pierres tombales d’où se trouvait endeuillée sa nouvelle belle-famille, il ressentit une vive jalousie mêlée de mépris. Ces gens dont la colonie était subtilement amputée, et amputée d’un membre qui les avait ces dernières années gênés par sa sénilité envahissante, pleuraient leur morte comme on pleure l’ablation d’un rein défectueux.

Lui n’avait depuis longtemps – il avait cessé de compter les années trente-cinq ans après l’effacement de ses proches – plus pour famille qu’une mère délirante et une sœur au tempérament mollasse dont le malaise social suggérait la déficience mentale pure et simple qu’elle se serait, au surplus, résignée à ne pas combattre.

Au cœur d’une allée de sapins Douglas bordée de monuments funéraires vivement éclairés par les rayons printaniers, il se fit la réflexion finement impertinente qu’il était tout aussi impertinent que ces lieux empreints de tristesse, de mort, soient peuplés d’arbres que l’on associe dans sa culture à une fête célébrant joyeusement la nativité. Lui-même sans plus de parenté susceptible de fêter l’événement, ni ascendance, ni descendance, se dit que la remarquable encyclopédie vivante du savoir inutile qu’il constituait, vieillissante au surcroit, n’avait possiblement plus de raison d’être ; qu’il n’y avait, si tant est qu’il y en eut jamais, plus de motif valable qu’il consomme, comme organisme vivant, la moindre ressource. Les sapins Douglas pouvaient croître en paix ; il n’en abattrait certainement aucun cette année, et irait bientôt rejoindre cela qui les nourrit.

La cérémonie terminée, tandis qu’il descendait l’allée pour nous rejoindre, son regard croisa le mien. Moi que la jeunesse ignorante de tout laissait imperturbable, inatteignable, je le soutins. Il s’embruma. Des larmes, régulières et lentes, rigolèrent sur son visage. J’en compris dès lors que je devrais me rire de la mort, sous peine qu’elle se fasse plus insolente que moi.

Personne ne profitera jamais de la vie qui croît sur nos tombes.